La production horlogère soviétique dans les possessions insulaires US

Aussi curieux que cela puisse paraître, une production horlogère soviétique a été faite aussi bien à Guam qu’aux îles Vierges, c’est-à-dire dans des possessions américaines !

Toutes les possessions insulaires US. En vert, Guam et les îles vierges, les deux lieux de production des montres.

Pour rappel, les îles Vierges (Saint-Thomas, Saint-John et Sainte-Croix, et quelques îles de moindre importance) sont situées dans les Antilles et ont été achetées au Danemark par les États-Unis en 1917.
L’île de Guam, dans le Pacifique, a été cédé aux États-Unis en 1898 suite à la guerre hispano-américaine. Une partie des îles Samoa est devenue américaine en 1899, suite au partage de l’archipel entre les USA et l’Empire allemand. Ces territoires ont leur propre gouvernement mais ils appartiennent aux USA et leurs habitants ont la nationalité américaine (c’est aussi le statut de Porto Rico) sans pouvoir envoyer des élus au Parlement US.

Pour favoriser l’emploi dans ces îles, un règlement commercial (le U.S. Tariff Schedule General Headnote 3a) permettait l’importation libre de toute taxe vers les USA de biens manufacturés, à partir des îles Vierges, de Guam, et la partie US des îles Samoa. La condition était que la valeur des biens étrangers incorporés dans les montres ne dépassent pas un certain pourcentage de la valeur globale du produit fini, 70% dans le cas des montres.
Ce fut un succès puisqu’à partir de 1959, une petite vingtaine de compagnies y installèrent des chaînes de production. Dans les années ‘70, plus de 4 millions de montres provenant des îles étaient importées aux USA aux conditions les plus avantageuses. Ces compagnies importaient des ébauches, pièces et sous-ensembles de Suisse, d’Allemagne, de France. Les fabriquant US, qui eux bénéficiaient en plus de subventions, sous-traitaient aussi le montage final de montres aux îles.

L’URSS était alors, pour le commerce US, sur la « liste 2 » des pays, celle des pays dont les importations aux USA étaient limitées et/ou lourdement taxées. Les experts soviétiques virent dans ces mesures en faveur de l’industrialisation des possessions insulaires US une faille à exploiter dans la réglementation commerciale des USA.
Des sociétés écrans panaméennes, créées par les services soviétiques du commerce extérieur, furent d’abord fondées. La plus importante d’entre elles était l’International Ciers S.A. fondée le 11 juin 1965, qui allait elle-même fonder des sociétés industrielles dans les îles Vierges pour y fabriquer en masse des montres avec des mécanismes soviétiques et les importer en « duty-free » aux USA.
La Cornavin (V.I.) Inc, principal fabriquant des montres soviétiques des îles Vierges, était directement contrôlée par International Ciers. Mais International Ciers contrôlait aussi le fabriquant Caribbean Watch Company. Trois autres sociétés allaient être fondées encore, deux aux îles Vierges, la Sussex Watch Corporation et la Watches Inc, et une à Guam : la Jerlian Watch C° Inc.
On peut remarquer qu’aux îles Vierges, les fabricants utilisant des mouvements ouest-européens étaient basées dans l’île de Ste Croix alors que les deux principales fabriques « soviétiques », Cornavin et Sussex, étaient basée à St Thomas, où elles employaient une centaine de travailleurs.

La production de montres avec des mécanismes soviétiques avait commencé à toute petite échelle en 1962 pour devenir conséquente en 1967. Cette année là, 324.000 montres « soviétiques » étaient produites et la production sera grosso modo constante les années suivantes.
En 1976, la production décolle et passe à 654.390 pièces (cette même années, seulement 1.000 montres étaient exportées directement de l’URSS aux USA). En 1977, cette production atteignait 816.000 pièces. Les deux sociétés-écrans panaméennes, Metro Zona Libre SA, et International Ciers SA ne s’en satisfaisaient pas puisqu’elles proposaient aux autres fabriques des îles Vierges d’emboîter des mécanismes soviétiques.

En 1973, International Ciers S.A. achetait la société horlogère genevoise Cornavin, une société qui existait depuis 1920. La marque allait être utilisée par le Mashpriborintorg de différentes manières :

En 1977, la valeur des montres soviéto-insulaire exportées aux USA était de 3,66 millions de $. La valeur totale des exportations soviétiques (directes) vers les USA était de 421 millions de $ (ces chiffres semblent bas mais le dollars avait une tout autre valeur à l’époque). Les montres de Guam et des îles Vierges représentaient donc 1% des exportations soviétiques vers les USA. Ce n’est pas négligeable…
Cornavin employait une centaine de personnes, Sussex une vingtaine, Watch Inc une trentaine, Jerlian (à Guam) une soixantaine.
En quelques années donc, les production « soviétique » montait à 20% de la production horlogère des îles Vierges et à la grande majorité de la production de Guam (marque Jerlian).

Une Jerlian emboîtant un Poljot 2609H (collection B. Hanoï)

Les montres étaient importées en masquant au consommateur américain leur origine. La marque Timetone évoquait une origine américaine, les marques Geneva et Cornavin une origine suisse, et la marque Jean Cardot une origine française.

Une Jean Cardot (photo Ebay)

Tout était pensé pour renforcer cette impression. C’est ainsi que le nom de la société figurant sur le certificat de garantie des Timetone, et où le consommateur pouvait envoyer son produit tant qu’il était sous sa garantie de deux ans, était l’American Swiss Repair Service, basée à Brooklyn…
Ces montres entraient principalement en concurrence avec celles du géant horloger américain spécialisé dans la production de masse à bas prix: Timex. Le prix moyen d’une Timex était de 20$. Les Timetone, qui étaient à ce moment toutes originaires des îles Vierges, étaient vendues à 16,88$ et parfois vendus moins cher encore, à 11,88$ ou 9,88$ – et elles étaient d’une qualité supérieure, embarquant un calibre à 17 rubis.

Une Timetone emboîtant un Poljot 2614.2H (collection B. Hanoï)
Une Timetone pour dame emboîtant un Zaria 2009P (collection B. Hanoï)

Ainsi par exemple, la société Helbros Watches Inc vendait pour 250.000$ de montres produites dans sa fabrique des îles Vierges à S.M.&R. de Chicago. En 1977, S.M.&R. n’achetait plus que pour 80.000$ à Helbros et s’approvisionnait pour 170.000$ entre montres venues des îles Vierges avec des mécanismes soviétiques. Au printemps 1977, K-Mart passait une commande de 100 à 150.000 montres à Helbros, mais à la dernière minutes, Cornavin Watch C° fit une contre-offre et emporta le marché. C’est ainsi que des Cornavins venant des îles Vierges étaient vendues pour 12,88$ dans les magasins K-Mart. Et 1977 et 1978 Helbros perdait le contrat des montres vendues dans la chaîne de magasins Zayles (750.000 montres par an) : au profit d’une société emboitant des mécanismes soviétiques. De la même manière, les chaînes de grandes distribution comme J.M.Fields et Zavre commercialisaient des Timetone.

Ces calibres Poljot destinés à être emboités dans les manufactures des possessions insulaires US portaient souvent sur le rochet les mentions A2000, A2001 ou A3000. Voir ici pour ces marquages

En 1978, la première des mesures visant à limiter la part des mécanismes soviétiques de la production horlogère des possessions insulaires US était voté : c’était l’amendement proposé par le représentant Dan Rostenkowski qui listait une série de 25 pièces devant être produites dans les îles.
Mais les représentant des sociétés horlogères américaines exigeaient l’interdiction pure et simple de calibres ou de pièce venant d’URSS.
Ces sociétés horlogères américaines exposaient que dans les ateliers « soviétiques », les ouvriers n’effectuaient qu’une demi-douzaine d’opérations simples pour assembler trois sous-ensembles produits en URSS, alors que dans les ateliers « américains », les ouvriers insulaires effectuaient 19 opérations, certains complexes, à partir d’une quarantaines de pièces. Et qu‘ainsi l’objectif du règlement commercial qui était de développer un emploi qualifié dans les îles n’étaient pas atteint.
Elles dénonçaient la concurrence déloyale des soviétiques en raison du faible coût des éléments importés. Les sociétés qui importaient des mécanismes ébauches et pièces de Suisse, d’Allemagne et de France étaient terriblement handicapées par la baisse du dollars. Mais même les compagnies important des éléments des USA ne pouvaient résister à cette concurrence survenant alors que l’URSS s’affirme de plus en plus comme une grande puissance horlogère. En 1976, l’URSS produit environ 60 millions de montres (21% de la production mondiale), la Suisse produit 75 millions (26%), le Japon 34 millions (12%) et les USA 31 millions (11%).
L’AWA exposait qu’à terme, la production horlogère soviétique risquait de mettre en crise l’industrie horlogère US. L’AWA citait la progression foudroyante des ventes de Sekonda au Royaume-Unis et de Cardinal au Canada.

Les sociétés horlogères « soviétiques » des possessions insulaires US luttèrent contre ces projets visant à restreindre leurs activités. Réunies dans l American Insular Manufacturers, une association à but non lucratif basée aux îles Vierges, ces sociétés étaient alors Cornavin (VI) Inc, Sussex Watch Corporation, toutes deux basées aux îles Vierges, et la Jerlian Watch C° Inc basée à Guam. On remarquera que les sociétés Watches Inc et Caribbean Watch Company avaient disparues à cette date.
L’American Insular Manufacturers avait pour porte-parole Joseph H. Sharlitt, une personnalité intéressante, membre du conseil d’administration de plusieurs compagnie, et auteur, dans les années ‘80, d’un livre sur les Rosenberg…

Ce combat a été perdu en 1979 : de nouveaux règlements commerciaux instaurent des quotas discriminant radicalement les fabricants insulaires utilisant des mécanismes soviétiques : c’était le début de la fin pour cet épisode pour le moins original de l’histoire de l’industrie horlogère soviétique…

Source principale: Ce rapport

ici: le .pdf

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