1945: Des soldats, des montres et des photos

Środa Śląska (Pologne), 1945, photo de Dmitry Baldermants

Deux soldats soviétiques mettent l’horloge du magasin de l’horloger Martin Halisch sur la place du marché dans la ville polonaise de Środa Śląska en basse Silésie, à une trentaine de kilomètres de Wrocław, qui, avant 1945, était en Allemagne. Il y a un impact de balle dans le cadran. Un soldat porte un fusil Mosin-Nagant, l’autre un pistolet-mitrailleurs PPSh-41.
L’auteur de la photo est Dmitri Baltermants (voir ici pour sa vie et son oeuvre).
Ci-dessous: Dmitry Baltermants pendant la guerre, près d’un avion SB-2, avec un appareil photo Kontax et une caméra de cinéma.

Reichstag, Berlin, 1945, photo d’Evgueni Khaldei

En avril 1945, alors que les combats faisaient encore rage à Berlin, Staline avait chargé les photographes de l’armée soviétique d’immortaliser la victoire sur l’Allemagne nazie. A l’époque, Evgueni Khaldei est un jeune photographe de guerre de 28 ans, qui travaille pour l’agence Tass.

Evgueni Khaldeï, qui a eu l’occasion de voirdans la presse « Raising the flag on Iwo Jima », la photo prise par l’Américain Joe Rosenthal sur le mont Suribachi de l’île d’Iwo Jima, dans les journaux, espère pouvoir réaliser la réplique soviétique. Comme les drapeaux sont plutôt rares, il demande à Grisha Lioubinsky, l’économe de l’agence Tass, de lui offrir quelques-unes des belles nappes rouges utilisée lors des réunions du Parti. Avec l’aide de son ami le tailleur Israël Kichitser, il a fabrique dans la nuit trois drapeaux soviétiques, et prend la route de Berlin.
Le premier de ses drapeaux fut planté à l’aéroport de Tempelhof où se dresse un aigle gigantesque, symbole du Reich hitlérien. Le deuxième sera érigé au sommet de la porte de Brandebourg, devant le quadrige de la déesse de la Victoire. Mais à chaque fois le photographe manque de recul. Impossible de montrer Berlin. Il ne lui reste plus qu’un drapeau, ce sera pour le toit du Reichstag. Un drapeau soviétique y avait déjà été planté le 30 avril, à 22h40, alors que Berlin était encore en proie aux combats. D’où l’absence de photographe sur place… De toute façon, la nuit n’aurait pas permis de prendre le moindre cliché valable. Et, le lendemain, les Allemands avaient réussi à le décrocher.
La photo d’Evgueni Khaldeï ne sera donc prise que deux jours plus tard, le 2 mai, quand les photographes pourront enfin entrer dans la capitale allemande dévastée. Devant le Reichstag, il sort son drapeau et les soldats se sont écriés : ‘Donnez-nous ce drapeau, on va le planter sur le toit' ». Khaldei a demandé à un jeune soldat de le tenir le plus haut possible: « Je cherchais le bon angle, je lui ai demandé de grimper encore plus haut. Il a répondu ‘d’accord, mais que quelqu’un me tienne les pieds’. Ce qui a été fait. » « Khaldei a longtemps cherché le meilleur angle: il voulait que la photographie montre quelque chose de Berlin et a utilisé une pellicule entière, 36 clichés.

Khaldei (au centre) à Berlin en mai 1945:

La photo de Khaldei publiée pour la première fois le 13 mai 1945, dans Ogonyok :

La photo plait beaucoup à Moscou. Mais il ne suffit que d’un rapide coup d’œil à Palgounov, le rédacteur en chef de l’agence Tass, pour constater que la photo de Khaldei est impubliable en l’état. « J’ai reçu un coup de téléphone du rédacteur en chef de l’agence Tass : ‘Ça ne va pas. Le soldat d’en bas, qui tient les pieds de l’autre, a deux montres, une à chaque poignet ! Il faut arranger ça !' » Khaldei va alors gratter délicatement un contretype du négatif avec la pointe d’une aiguille et fait disparaître du poignet droit la montre surnuméraire.

avant
après…

Selon certaines sources, la deuxième montre était en fait une boussole. Dans l’Armée rouge, porter à la fois une boussole au poignet et une montre était assez courant, mais porter plusieurs montres était plus courant encore….

Berlin, 1945, photo de Robert Capa

Il existait un dicton disant « le soldat rouge n’a que deux faiblesses : les bottes et les montres »… L’acquisition de montres-bracelets était presque obsessionnelle pour certains soldats soviétiques. Une déportée belge, libérée de son camp par l’Armée rouge, raconte qu’un jeune soldat lui exhibait une série de montres à chaque poignet en lui expliquant leurs destination: « celle-ci sera pour mon père, celle-là pour mon oncle,etc. ». Les montres étaient presque toujours celles de soldats allemands: récupérées sur des soldats tués ou prise aux soldats prisonniers. Mais de nombreux civils des pays de l’axe ont été dépossédés de leur montre.
À Budapest, cette obsession est restée dans l’imaginaire local. Quelques mois après la guerre, un cinéma de Budapest a diffusé un film d’actualité sur la conférence de Yalta. Lorsque le président Roosevelt a levé le bras en parlant à Staline, plusieurs membres du public ont crié : « Attention à ta montre ! »
Sur ces photos de Robert Capa, prise à Berlin en juin 1945, un soldat soviétique achète (ou troque) une montre à un soldat américain (qui en porte une à chaque poignet, ce qui laisse supposer, de ce côté là aussi, quelque prise de guerre…).

Chassé successivement de Budapest, Berlin et Vienne par l’arrivée au pouvoir des fascistes, Capa, après avoir couvert la guerre d’Espagne, se réfugie en France mais, confronté aux lois françaises contre les « étrangers indésirables », il quitte Paris en octobre 1939 et émigre à New York. Il est chargé par le magazine Collier’s de couvrir le front d’Afrique du Nord en 1942. Il continue ensuite en Sicile, afin de suivre le débarquement des troupes alliées, pour le magazine Life. Le 6 juin 1944, toujours pour Life, il fait partie des rares photographes présents lors du débarquement allié en Normandie, sur la plage d’Omaha Beach. Il photographie la libération de Paris, puis suivra les armées alliées en Allemagne. Il se rendra à Berlin un mois après la chute de la ville, en juin 1945.

Ci-dessous, Robert Capa avec Ernest Hemingway, qu’il connaissait depuis la guerre d’Espagne, en France en juillet 1944: