Première visite, guidée, celle de la brochure publiée par la Fabrique elle-même en 1976:
Chantre du néo-libéralisme, Guy Sorman, dans Comment sortir du socialisme (Fayard, 1990) propose une visite de la 2e Frabrique de Montres de Moscou pour illustrer sa croisade contre « l’égalitarisme », source de tous les maux. Sa visite est expéditive et ses effets de manche révèlent une absence de recherche (entre autres absurdités, il affirme que Slava n’a réussi un modèle d’exportation qu’en 1990, que Slava ne produit que des montres mécaniques, etc.), mais tout entachée qu’elle soit de cette arrogance de donneur de leçon, le récit de sa visite de l’usine Slava à l’ère de la perestroïka est pittoresque.
Tous les Soviétiques portent une Slava, pourvu qu’ils aient réussi à en trouver une dans les magasins d’État. Car, pour les montres aussi, la perestroïka a aggravé la pénurie: elle incite l’entreprise Slava à produire moins et plus cher. Slava, usine d’État modèle, est une parfait illustration de ce paradoxe central de la réforme.
La pérestroïka, Boris Samsomov est pour. La preuve: le directeur de Slava a fait suspendre à l’entrée des ateliers une banderole qui dit: « Camarades, unissons nos efforts pour la perestroïka et pour la démocratie! » Il ne vient pas à l’esprit de Boris Samsonov qu’une entreprise pourrait se passer de slogans…
Samsomov n’a que quarante ans, mais c’est un homme de traditions. Il est parfaitement représentation du système de sélection négatif des dirigeants d’entreprises socialistes: le critère décisif est le conformisme, non l’esprit d’initiative. Dans la salle de conférences ou se tient l’incontournable entretien préalable, le directeur a aimablement fait dresser un drapeau français à côté du drapeau soviétique.
La salle est décorée de nombreuses médailles: l’ordre de Lénine, m’informe mon hôte, gagné à plusieurs reprises dans les années 1950 et 1960 pour avoir dépassé les objectifs du Plan. Lénine lui-même est présent sur une magnifique tapisserie au crochet réalisé par le personnel. L’air du temps n’a quand même pas épargné l’usine; au hasard des ateliers, je noterai que les ouvrières ont placardé au mur des posters représentant James Dean, la chanteuse russe Alla Pougatcheva et l’empereur Nicolas II, entouré de sa famille dans un halo de lumière.
Qu’est-ce que la perestroïka a changé chez Slava?
Tout d’abord, elle a apporté ce nouveau directeur. Samsonov a été élu par les salariés. Était-il en concurrence avec d’autres candidats? Pas vraiment. Il a été « contraint », me dit-il, de se présenter à cette élection, parce que personne ne voulait de ce poste ingrat.
Pourtant, Slava emploie dix mille personnes, et c’est une usine modèle en plein centre de Moscou, à deux pas de la place Pouchkine… Avant d’accepter à regret cet emploi, Samsonov était tout simplement le fonctionnaire du ministère des industries mécaniques chargé de la tutelle de Slava. Mais précisément, au nom de la perestroïka, cette tutelle a été supprimée, l’ancien bureau de Samsonov a disparu, rayé de la carte.
Slava est donc devenue une entreprise autonome. Du moins était-ce le but de cette débureaucratisation: obliger Slava à manifester son indépendance, à voler de ses propres ailes, à prendre des initiatives pour mieux servir le marché des consommateurs de montres, gigantesque et insatisfait des prix comme de la qualité. Une bonne intention donc, mais, nous allons le voir, un échec total, parfaitement prévisible et explicable.
Slava est l’une des dix-huit usines à produire des montres pour toute l’Union soviétique, selon des normes archaïques et immuables. Il ne s’agit que de montres mécaniques d’un modèle introuvable en Occident depuis vingts ans. Les Soviétiques n’ont pas d’autre choix.
Lorsque le gouvernement a supprimé la tutelle ministérielle, la réaction immédiate des dix-huit directeurs d’usines a été de se constituer en association pour protéger leurs intérêts.
Cette association est en fait une entente sur la qualité, les quantités et les prix; ainsi s’est recréé de facto un mécanisme de planification sans Plan d’État, destiné à éliminer la concurrence, entre soi comme avec l’étranger, et à se protéger aussi des consommateurs.
Boris Samsonov estime sa démarche parfaitement rationnelle; il sauvegarde ainsi son usine et ses employés. L’idée qu’il pourrait entrer en compétition avec les autres usines est tout à fait étrangères à sa culture. Au demeurant, il a raison à l’intérieur du système tel qu’il existe. En effet, Samsonov n’est pas maître de sa production ni de ses prix; les pièces détachées qu’il monte sont obligatoirement fournies par une seule entreprise d’État, un monopole qui fournit aussi ses concurrents.
Pour les salaires, l’État lui fixe un plafond; ce n’est pas le SMIC, mais le contraire: un maximum légal à ne pas dépasser, au-delà duquel serait rompue l’égalité socialiste. Samsonov suit donc la seule voie qui lui paraisse rationnelle: il limite sa production, ce qui maintient une demande permanente sur le marché et des prix élevés. Il n’en pense pas moins que la perestroïka est une excellente affaire pour l’entreprise. Les profits augmentent. Et Slava, pour la première fois de son histoire, produit un modèle qui s’exporte bien: un cadran rétro sur lequel on peut lire « pérestroïka »…
Samsonov n’a aucun intérêt à utiliser ces profits pour innover ou investir, puisqu’il n’a pas de concurrents. Il ne peut pas non plus augmenter les salaires. Donc, les profits vont au fonds social qui finance des logements, des colonies de vacances, un hôtel sur la mer Noire pour le personnel, une cantine, une coopérative d’achats et un élevage de porcs!
La division du travail, fondement de l’économie de marché, est totalement inconnue ici. Le conseil des travailleurs, élu par le personnel, et qui juge de l’utilisation du fonds social, soutient naturellement les choix de Samsonov: le directeur est populaire, il sera réélu sans difficulté à l’issue de son mandat de cinq ans.
Les salariés de Slava vivent ainsi pratiquement en autarcie. En visitant les ateliers, j’ai constaté un immense trafic de poulets et d’oeufs. Une grande partie du personnel avait déserté son poste de travail pour faire ses emplettes dans des magasins situés à l’intérieur même de l’usine.
Ce ne sont pas les ouvrières de Slava que l’on verrait faire la queue sur les trottoirs de Moscou; elles la font sur leur lieu de travail!
Slava, comme toute l’économie soviétique, est tombée entre deux chaises: le commandement ne fonctionne plus, et la motivation individuelle ne l’a pas remplacé!
Quelques autres photos:
Le friche industrielle après la démolition de la fabrique: